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L’intérêt à agir des collectivités territoriales tierces dans le contentieux des autorisations environnementales

Une analyse croisée des décisions récemment rendues par le Conseil d’État en matière de contentieux des autorisations environnementales témoigne des

L’intérêt à agir des collectivités territoriales tierces dans le contentieux des autorisations environnementales

Aude Allard il y a 11 jours - @Droit et Affaire

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L’intérêt à agir des collectivités territoriales tierces dans le contentieux des autorisations environnementales
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Une analyse croisée des décisions récemment rendues par le Conseil d’État en matière de contentieux des autorisations environnementales témoigne des chances différenciées de succès dont disposent les collectivités territoriales, dès lors qu’elles interviennent en qualité de tiers intéressé.

CE, 6e-5e ch. réunies, 1er déc. 2023, no 467009

CE, 6e-5e ch. réunies, 1er déc. 2023, no 470723

En vertu des dispositions de l’article R. 181-50 du Code de l’environnement, les décisions administratives prises sur le fondement du régime des autorisations environnementales peuvent être contestées par les tiers intéressés. Il appartient dès lors au juge administratif d’apprécier le caractère recevable de ces demandes, en vérifiant l’existence d’un intérêt à agir direct et certain de la part des requérants. Ce sont les contours de cette exigence – telle qu’elle s’applique aux collectivités territoriales – que le Conseil d’État a récemment eu l’occasion de délimiter.

À l’occasion de deux recours, formés d’une part par la région Auvergne-Rhône-Alpes et deux communes, d’autre part par le département de la Charente-Maritime, à l’encontre de projets éoliens situés sur leurs territoires respectifs ou à proximité, la haute juridiction administrative a en effet posé deux conditions complémentaires à l’obtention de la qualité de tiers intéressé pour une personne morale de droit public : pour être attaquable, l’autorisation litigieuse doit présenter des inconvénients ou des dangers pour les intérêts visés à l’article L. 181-3 du Code de l’environnement. Ceux-ci doivent, ensuite, être « de nature à affecter par eux-mêmes sa situation, les intérêts dont elle a la charge et les compétences que la loi lui attribue ». Si cette définition n’a, a priori, pas vocation à exclure une quelconque catégorie de collectivités territoriales du contentieux des autorisations environnementales, il en va différemment de l’application qu’en fait le juge par la suite : aux termes des deux arrêts, seules les communes requérantes se sont vues reconnaître la qualité de tiers intéressé.

En substance, les motifs retenus par le Conseil d’État pour refuser l’intérêt à agir du département de la Charente-Maritime et de la région Auvergne-Rhône-Alpes ont pour conséquence de limiter l’accès aux prétoires des collectivités territoriales régies par un principe de spécialisation aux hypothèses dans lesquelles celles-ci démontrent l’atteinte effective portée à une « compétence propre », au sens de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi NOTRe). En outre, l’appréhension restrictive des notions de « compétence propre » et d’« atteinte effective » conduit à enfermer leurs actions respectives dans un cadre très strict. In fine, il ressort de la lecture croisée des solutions des arrêts du 1er décembre que c’est la notion d’« intérêt local » qui joue un rôle cardinal dans la recevabilité des demandes des collectivités territoriales tierces au projet, faisant de la commune la gardienne privilégiée de la légalité des autorisations environnementales.

Quelques rappels sur la notion de « compétence propre » en droit des collectivités territoriales

Il résulte des modalités de l’article L. 181-3 du Code de l’environnement qu’une autorisation environnementale « ne peut être accordée que si les mesures qu’elle comporte assurent la prévention des dangers ou inconvénients pour les intérêts mentionnés aux articles L. 211-1 et L. 511-1 », c’est-à-dire qu’elle ne doit pas porter atteinte, entre autres, à la commodité du voisinage, la santé, la protection de la nature, de l’environnement et des paysages, l’utilisation rationnelle de l’énergie ou encore la conservation des sites et des monuments. Pour les collectivités territoriales, cette circonstance implique que la contestation de l’autorisation en cause est d’abord conditionnée à l’existence d’une compétence propre dans l’un des domaines afférents.

Or, depuis 2015, le département et la région sont – de nouveau1 – gouvernés par un principe de spécialisation, duquel il découle que leur périmètre d’intervention matérielle est délimité par la loi. Initialement envisagé comme une règle souple, qui reconnaissait aux collectivités concernées le bénéfice d’une clause résiduelle de compétence dans les domaines qui n’étaient pas couverts par le législateur2, le principe de spécialisation est désormais d’application stricte : au-delà de priver les départements et les régions de toute capacité d’auto-saisine, il suppose, sous l’empire de la loi NOTRe, d’exclure du champ de définition de la compétence les dispositions ayant pour objet d’orienter ou d’organiser l’action des collectivités territoriales. À l’occasion d’une question posée au Sénat sur l’étendue de la compétence du département en matière d’environnement, le ministère de l’Aménagement du territoire, de la Ruralité et des Collectivités territoriales a ainsi déclaré, dès 2016, que « les dispositions de l’article L. 1111-2 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoient que les départements concourent avec l’État à la protection de l’environnement, ne peuvent être regardées comme attribuant une compétence propre aux départements et ne peuvent à elles seules justifier leur intervention dans ce domaine »3. Cette interprétation a ensuite été précisée, en 2021, dans l’avis rendu par le Conseil d’État sur le projet de loi 3DS, qui a constaté que l’article L. 1111-2 a seulement pour fonction d’énoncer « en termes généraux divers objectifs de politiques publiques à la réalisation desquels les collectivités territoriales concourent », autrement dit d’« orienter l’exercice de toutes leurs compétences par les collectivités territoriales », et qu’il ne peut donc constituer, par lui-même, le socle d’une compétence4.

L’intérêt à agir du département conditionné à la localisation du projet litigieux au sein d’un espace protégé pour lequel il dispose d’une compétence spécifique

C’est cette analyse qui est reprise, de manière fondamentale, dans les arrêts du 1er décembre 2023, dès lors que le Conseil d’État affirme que le département de la Charente-Maritime ne peut se prévaloir d’une compétence générique en matière de protection de l’environnement, et que c’est à juste titre que la cour administrative d’appel (CAA) de Bordeaux a considéré que le moyen selon lequel le requérant disposait d’un intérêt à agir sur le fondement de l’article L. 1111-2 du Code général des collectivités territoriales était inopérant5. Le même argument est adressé à l’encontre de l’article L. 1111-9 du Code général des collectivités territoriales, dont le but est d’organiser l’action commune des collectivités territoriales en matière de protection de la biodiversité6.

Le juge admet, en revanche, l’existence d’une compétence propre du département en matière de tourisme et d’espaces naturels sensibles (ENS). C’est alors – conformément à la condition secondaire posée par la juridiction administrative –, parce qu’il « ne justifie d’aucune atteinte que le parc éolien litigieux serait susceptible de porter aux intérêts dont il assume la charge au titre de ces compétences » que la collectivité est déboutée. À propos de sa compétence touristique, la CAA de Bordeaux avait retenu que « la circonstance que l’aire d’étude immédiate définie autour du site d’implantation [soit] traversée par trois chemins ruraux classés au plan départemental des itinéraires de promenade et de randonnée (…) ne traduit par elle-même aucun risque d’atteinte à la politique touristique du département »7. Elle avait, de même, écarté l’argument selon lequel « plusieurs espaces naturels sensibles ou espaces destinés à être classés comme tels sont situés à proximité du site d’implantation du projet, à une distance de l’ordre de 3 à 4 km »8. C’est, autrement dit, parce que le projet éolien ne se situe pas directement sur le tracé d’un itinéraire touristique ou au sein d’un ENS, qu’il ne peut être considéré comme portant effectivement préjudice au département.

À cet égard, la décision opposée au département peut donc s’appréhender comme un rejet d’espèce, qui ne préjuge pas de sa capacité contentieuse dans d’autres affaires. Une telle affirmation est moins évidente à propos de la région.

L’impossible intérêt à agir de la région

Au niveau du contentieux régional, c’est principalement autour de la décision du juge administratif de priver de conséquences juridiques les dispositions qui confient à la région l’élaboration d’un schéma d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET) que se concentre le blocage. Aux termes de l’article L. 4251-1 du Code général des collectivités territoriales tel qu’invoqué au litige, le SRADDET a en effet pour objet de fixer, entre autres, les objectifs sur le territoire de la région en matière de maîtrise et de valorisation de l’énergie, de développement de l’exploitation des énergies renouvelables, et de protection et de restauration de la biodiversité. L’article R. 4251-5 détaille, en outre, que les objectifs relatifs au climat, à l’air et à l’énergie portent sur « le développement des énergies renouvelables et des énergies de récupération, notamment sur celui de l’énergie éolienne et de l’énergie biomasse, le cas échéant par zones géographiques ». De telles prévisions ont un caractère obligatoire : dans un jugement du 6 février 2023, le SRADDET des Hauts-de-France a ainsi fait l’objet d’une annulation partielle sur la base de l’absence d’objectifs en matière d’éolien terrestre9.

En retenant que, pour autant, « la région n’est investie d’aucune responsabilité en matière de protection des paysages et de la biodiversité contre les atteintes que l’installation d’éoliennes pourrait provoquer », le Conseil d’État écarte l’éventualité selon laquelle le SRADDET puisse constituer le support d’une compétence propre. De manière plus radicale, le fait qu’il considère que ce dernier « confie seulement à la région la responsabilité de fixer des objectifs de moyen et long termes dans les matières qu’il énumère, ainsi que des règles permettant de contribuer à atteindre ces objectifs » et que, à cet égard, « l’arrêté litigieux, qui se borne à autoriser la construction et l’exploitation d’un parc éolien, n’est pas susceptible de porter atteinte, par lui-même, aux intérêts dont la région a la charge au regard de ces dispositions » semble priver celle-ci de toute possibilité de contestation au niveau éolien : en effet, si même des obligations telles que celles de l’article R. 4251-5 du Code général des collectivités territoriales – qui impliquent que la collectivité s’investisse dans l’élaboration d’une politique prospective et localisée de développement de l’éolien sous peine de nullité de sa documentation – ne sont pas constitutives d’un intérêt suffisant à agir, il est difficile de formuler ce qui le serait en la matière.

Plus largement, une telle interprétation des dispositions susvisées confirme le rôle atténué du SRADDET – et incidemment de la région – en matière d’implantations d’éoliennes par rapport à son prédécesseur, le schéma régional éolien. Dans sa version en vigueur du 19 août 2015 au 1er mars 2017, le dernier alinéa de l’article L. 553-1 du Code de l’environnement prévoyait ainsi que l’autorisation environnementale « tienne] compte des parties du territoire régional favorables au développement de l’énergie éolienne définies par le schéma régional éolien ».

Au-delà de la problématique juridictionnelle, le raisonnement appliqué par le Conseil d’État agit sur le potentiel coercitif de la planification ; en considérant que l’exercice prospectif ne lui ouvre pas pour autant la possibilité de contrôler, sur le terrain, la réalisation des objectifs fixés en amont, le juge administratif amenuise les effets juridiques produits par le SRADDET, et plus généralement par les instruments de planification environnementale, déjà critiqués pour leur propension à favoriser une forme souple de droit.

La commune se présente donc comme la seule catégorie de collectivités territoriales pour laquelle l’intérêt à agir est interprété largement par le juge administratif.

La reconnaissance de la qualité de tiers intéressé à la commune : le rôle décisif joué par la clause générale de compétence dans la qualification de l’intérêt à agir

En substance, les moyens retenus par le Conseil d’État pour considérer que les communes requérantes se prévalent d’un intérêt suffisant à agir se concentrent sur les nuisances causées par « la proximité ou covisibilité du site d’implantation du projet » avec leurs territoires respectifs. Ainsi, la qualité de tiers intéressé leur est accordée au motif que l’installation éolienne « affecterait directement la qualité de leur environnement et aurait un impact sur leur activité touristique ». Or, c’est cette même notion de « proximité » qui a été jugée insuffisante par le juge administratif à l’encontre du département. Le Conseil d’État a, par ailleurs, rejeté toute considération liée à la qualité de vie, considérant qu’« à supposer que le projet soit susceptible de porter atteinte à la commodité ou au cadre de vie des habitants de la Charente-Maritime, cette circonstance ne saurait permettre au département de justifier d’une incidence sur sa propre situation ou sur les intérêts dont il a la charge ».

Une telle différence de traitement entre les deux jugements repose alors sur la faculté d’initiative réglementaire dont disposent les communes. Au contraire des régions et des départements, les communes conservent le bénéfice d’une clause générale de compétence, dont la logique, telle qu’affirmée par l’article L. 2121-29 du Code général des collectivités territoriales, leur permet d’« émettre des vœux sur tous les objets d’intérêt local ». Cette possibilité leur confère alors une légitimité d’action accrue par rapport aux autres collectivités territoriales, a fortiori car l’intérêt local s’entend largement : il est celui qui « vise à satisfaire les besoins de la population de la collectivité concernée et à promouvoir son développement économique, social et culturel »10.

Si elle connaît de nombreux tempéraments – notamment car elle ne peut empiéter sur les compétences exclusives de l’État et des autres collectivités territoriales –, cette prérogative est néanmoins particulièrement avantageuse dans le cadre du contentieux des autorisations environnementales : elle permet de simplifier tant la recherche d’une compétence propre dans les domaines mentionnés à l’article L. 181-3 du Code de l’environnement que la démonstration du caractère personnel du préjudice causé par l’autorisation litigieuse. Parce qu’elle en est la seule titulaire, la commune devient donc, par défaut, la collectivité privilégiée en la matière.

Tandis que l’action des départements semble limitée aux hypothèses dans lesquelles l’installation litigieuse se situerait expressément dans le périmètre d’un de ses espaces protégés – au titre de l’environnement ou du tourisme – et que celle de la région reste, pour le moment, entièrement théorique, la commune bénéficie d’un potentiel large de contestation : l’intérêt local dont elle peut se prévaloir lui ouvre la possibilité de contester tout projet limitrophe à son territoire.