Actu-Juridique

La compensation, une opération à décomposer

Analysée en jurisprudence tantôt en une opération de double paiement, tantôt en opposition au mécanisme du paiement, la compensation gagne en clarté à se

La compensation, une opération à décomposer

Jean-François Quievy il y a 11 jours - @Droit et Affaire

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La compensation, une opération à décomposer
Nuthawut/AdobeStock

Analysée en jurisprudence tantôt en une opération de double paiement, tantôt en opposition au mécanisme du paiement, la compensation gagne en clarté à se trouver décomposée selon ses multiples caractères. Mode d’extinction volontaire et unilatéral d’obligations croisées, elle s’illustre par l’immatérialité de son processus, ainsi que par ses effets libératoire et contributoire sous l’angle passif et satisfactoire sous l’angle actif.

1. Dans ses Métaphysiques, Aristote présente le principe de non-contradiction comme le principe le plus sûr de tous : « C’est qu’il est impossible que le même appartienne et n’appartienne pas en même temps à la même chose et du même point de vue »1. Hélas, ce principe de non-contradiction est fréquemment méconnu en droit et la compensation, mode d’extinction des obligations réciproques, certaines, liquides et exigibles (C. civ., art. 1347 et s.) en fournit un exemple saisissant. Des décisions l’identifient au paiement (C. civ., art. 1235 et s.), tandis que d’autres récusent cette analogie.

2. L’équivalence de la compensation légale au paiement est défendue par une importante fraction de la doctrine. On peut lire pêle-mêle dans les manuels et les chroniques universitaires que « la compensation est un paiement »2 ou « un paiement par préférence »3, que « compenser, c’est payer »4 et, plus précisément, qu’elle réaliserait un « double payement »5. Il est vrai que cette identité revendiquée entre les deux opérations corrobore a priori nombre d’éléments du régime de la compensation : ses conditions – communes au paiement – tenant à la certitude, à la liquidité et à l’exigibilité des créances réciproques (C. civ., art. 1347-1) ; l’extinction des intérêts et des cautionnements qui affectent la créance la plus faible ; l’interruption de prescription extinctive qu’elle déclenche sur le reliquat subsistant6 ; l’imputation – analogue aux règles du paiement – de la compensation en cas de pluralité de créances détenues par l’un des protagonistes sur l’autre (C. civ., art. 1347-4) ; l’interdiction de la compensation après l’ouverture d’une procédure collective (C. com., art. L. 622-7), etc.

3. Cette assimilation explicite de la compensation à un (double) paiement, que l’on repérait déjà dans une vieille décision7, inspire un récent arrêt, en date du 15 mars 2023, de la chambre commerciale de la Cour de cassation8. Dans le cadre d’un crédit documentaire international soumis aux Règles et usances uniformes (RUU 600), une banque confirmante française avait accepté d’avancer à un fournisseur émirati le prix de la revente de produits pétroliers, d’un montant de 32 685 291 dollars. Ayant confirmé plusieurs lettres de crédit export émises cette fois-ci en faveur du fournisseur émirati à hauteur de 28 637 129 dollars, la banque française avait procédé à une compensation entre cette dette de restitution du prix perçu pour le compte du fournisseur et sa créance de restitution de l’avance qu’elle lui avait versée. Pour justifier cette compensation légale, sous le régime de l’ancien article 1290 du Code civil, dans sa version antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016, la Cour de cassation souligne que « la compensation équivaut à un paiement » et qu’en procédant à cette compensation la banque confirmante « avait honoré son engagement de banque confirmante ». L’article 2 des RUU prescrit, en effet, à la banque confirmante d’honorer. Or honorer signifie payer. Dès lors que compenser équivaut à payer, compenser c’est également honorer.

4. On eût cru le débat clos si une autre fraction de la doctrine n’avait, forte d’objections légales, défendu l’antithèse de la compensation comme « double non-paiement », comme dispense d’exécution de la part des créanciers en lice9. Cette frange de la doctrine tire appui, entre autres, sur les dispositions qui empêchent, à rebours d’un paiement, la compensation entre une dette et une créance alimentaire, ou entre une créance pécuniaire et une dette de restitution d’un dépôt ou d’une chose prêtée à usage (C. civ., art. 1347-2). Cette doctrine puise son argumentaire aussi sur les dispositions qui, inversement, autorisent l’un des protagonistes à opposer la compensation à un débiteur qui, bénéficiant d’un délai de grâce, a été autorisé à ne pas payer immédiatement sa dette (C. civ., art. 1347-3). Ces auteurs soulignent que le domaine d’application de la compensation diffère notablement du paiement, dans la mesure où la compensation exclut de son champ les obligations de faire (fare) et de ne pas faire (non fare) et n’a pour siège que les obligations de donner (dare) une somme d’argent et une chose fongible de même espèce10.

5. Un récent arrêt en date du 30 juin 2022, rendu en matière de surendettement des particuliers par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, s’inscrit dans ce second courant11. Rappelons à titre préliminaire qu’en cette matière les dispositions de l’article L. 722-5 du Code de la consommation prescrivent l’interdiction des procédures d’exécution diligentées à l’encontre des biens d’un particulier en procédure de surendettement et l’interdiction pour celui-ci de faire tout acte qui aggraverait son insolvabilité, de payer en tout ou partie une créance autre qu’alimentaire, de désintéresser les cautions et de faire un acte de disposition étranger à la gestion normale de son patrimoine. Par l’arrêt susmentionné, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation énonce que ces dispositions de l’article L. 722-5 dudit code « ne font pas obstacle à ce que la dette d’un tel débiteur admis à une procédure de surendettement soit éteinte par l’effet de la compensation, lorsque celle-ci est invoquée par le créancier ». Trois raisons sont fournies pour étayer cette solution, contraire à celle en vigueur dans les procédures collectives de professionnels. D’une part, l’opération de compensation n’aggrave pas l’insolvabilité de ce débiteur. D’autre part, elle n’est pas un acte volontaire de disposition de son patrimoine. Enfin, elle ne constitue pas un paiement mais l’extinction simultanée d’obligations réciproques. L’assimilation de la compensation est ainsi sèchement réprouvée.

6. En présence d’une telle contradiction, propre à rendre perplexe les praticiens, il n’est certes pas inexact de leur enseigner que la compensation est un mode d’extinction autonome12 ou, mieux, un quasi-paiement13, par analogie avec les quasi-contrats qui, sans être des contrats quant à leurs conditions, en déploient des effets communs. Cependant, ces qualifications présentent, à notre avis, l’inconvénient de ne pas favoriser les déductions à même de permettre aux juges, juristes et avocats, confrontés à une difficulté inédite, de la résoudre avec conviction. Plutôt qu’un raisonnement par analogie, nous croyons qu’il convient de privilégier une méthode par décomposition des caractères de l’opération compensatoire. La méthode pourrait consister à s’inspirer des qualificatifs employés par la doctrine pour identifier et sérier les divers modes d’extinction des obligations (satisfactoire ou non satisfactoire, volontaire ou automatique, unilatéral ou conventionnel, etc.). Ce procédé aboutit à présenter la compensation comme un mode d’extinction d’obligations volontaire et unilatéral dans son déclenchement (I), immatériel quant à son mode opérationnel (II), satisfactoire pour le créancier et contributoire pour le débiteur dans ses effets (III).

7. Une telle démarche impose assurément un effort d’abstraction auquel pourraient ne goûter que les esprits de système. Il tend en effet à répartir les éléments légaux et prétoriens du régime de la compensation en fonction de ces caractéristiques. Pour fastidieuse que soit cette méthode, nous la croyons utile aux praticiens chaque fois qu’un problème inédit de compensation pourrait se présenter. En tout état de cause, elle nous semble plus utile que leur dire simplement que la compensation est un mécanisme sui generis et qu’il n’est ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux, d’y voir un mode de paiement.

I – Un mode d’extinction volontaire et unilatéral d’obligations

8. Nul ne conteste d’abord que la compensation est un mode d’extinction d’obligations14, comme le met en exergue la loi elle-même (C. civ., art. 1347, al. 1er). En soi, cette vertu extinctive ne la distingue pas du paiement, de la dation en paiement, de la remise de dette, de la confusion, de la novation, de la délégation novatoire, du terme extinctif, de la condition résolutoire, de la prescription extinctive ou de la perte de la chose. Précisons toutefois que l’extinction qu’elle déclenche est, sauf montant identique des créances réciproques, totale pour l’une et partielle pour l’autre, puisqu’elle opère à due concurrence de la plus faible (C. civ., art. 1347, al. 2) ; ce qui génère une créance pour le reliquat en faveur de l’un seulement des deux créanciers en face-à-face.

9. Ce caractère extinctif justifie, comme pour les modes signalés, l’extinction des accessoires de la créance intégralement éteinte (C. civ., art. 1299 anc.), conformément au principe suivant lequel l’accessoire suit le principal (accessorium sequitur principalium). Disparaissent, par conséquent, ses intérêts et l’obligation de couverture et de règlement de la caution qui la garantissait (C. civ., art. 1347-6, al. 1er, anc. – C. civ., art. 1294, al. 1er pour les cautions). Cette conséquence est moins nette pour la créance dont un reliquat subsiste. Seuls disparaissent les intérêts affectant la partie éteinte de cette créance15. La sûreté réelle qui la grevait subsiste du fait de son indivisibilité. Le montant garanti par sa caution se réduit d’autant. L’extinction à due concurrence des obligations en balance sert également de fondement à la libération automatique des codébiteurs solidaires, à hauteur du montant compensé, chaque fois que la compensation est invoquée par l’un d’eux entre son obligation à la dette plurale et une créance qu’il détient contre le créancier commun16 (C. civ., art. 1347-6, al. 2). De même, la nécessité d’une double extinction d’obligations, totale et partielle, empêche la compensation de se produire si elle a pour objet une créance dont n’est plus titulaire l’un des créanciers en lice. La compensation n’a donc pas cours lorsqu’une des créances réciproques a été transférée dans un autre patrimoine parce qu’elle a fait l’objet d’une saisie-attribution17, d’une cession de créance notifiée ou d’un nantissement notifié18, ou parce qu’elle n’est plus due par le débiteur concerné, à raison d’une délégation novatoire19. Il en va de même si l’un de ces créanciers souffre de l’indisponibilité de sa créance, ce qui advient chaque fois qu’il subit une saisie conservatoire20.

10. Ensuite, quant à son mode de déclenchement, la compensation est un mode d’extinction volontaire d’obligations, ce qui la rapproche du paiement, de la dation en paiement, de la remise de dette, de la novation et de la délégation novatoire, à l’exclusion des autres procédés d’extinction rappelés plus haut. Mais observons que la compensation n’est le fruit d’un acte de volonté que pour une partie à l’opération, celle qui l’invoque (C. civ., art. 1347, al. 2), et non pour l’autre, qui demeure passive. Depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016, la compensation ne se déclenche plus automatiquement du fait de la simple coexistence de créances réciproques, certaines, liquides et exigibles, comme c’était le cas sous l’empire de l’ancien article 1290 du Code civil. Elle n’opère, rétroactivement au jour de cette coexistence, que si elle est invoquée par l’un des deux créanciers (C. civ., art. 1347, al. 2). Du silence de la loi sur l’expression de cette volonté, on inclinerait à déduire que cette déclaration unilatérale de volonté n’est soumise à aucune formalité. Une assignation n’est pas nécessaire, un courriel devrait y suffire ; on préconisera néanmoins, par précaution, l’usage d’une lettre recommandée avec accusé de réception. Si un litige est initié par l’auteur de ce courrier, il sera nécessaire pour le demandeur d’invoquer à nouveau la compensation dans son assignation. Si, au contraire, le litige est introduit par celui auquel la compensation a été opposée par courrier, il faudra bien que son auteur, défendeur, l’invoque derechef, dans ses conclusions en défense, si l’assignation fait l’impasse sur cette compensation. Cette simple revue des situations possibles révèle que la compensation n’est pas une opération forcée pour celui qui l’invoque. Son auteur est libre de ne pas la déclencher. Où l’on voit que la compensation régie par les nouveaux articles 1347 et suivants du Code civil se distingue toujours, bien qu’aujourd’hui unilatérale, de la compensatio forcée que le droit romain classique imposait au banquier (argentarius), en amont (ab initio facere compensationem) de son action en paiement (condictio certae pecuniae) contre son client dont il devait tenir le compte exact des débits et crédits, s’il souhaitait ne pas être débouté de la totalité de ses demandes (plus petitio)21. En tout état de cause, ce caractère volontaire et unilatéral de la compensation explique que son auteur puisse décider sur laquelle de ses dettes l’effet extinctif va se déployer (C. civ., art. 1347-4) et que la compensation interrompt la prescription de la créance partiellement éteinte22. Ce caractère vient renforcer aussi l’opinion selon laquelle la compensation invoquée en période suspecte s’expose, depuis qu’elle n’est plus automatique, à la nullité facultative si l’auteur de la compensation avait connaissance de l’état de cessation de paiements de son débiteur (C. com., art. L. 632-2, al. 1er)23.

11. Sur le plan conceptuel, parce qu’elle déclenche une extinction d’obligations par déclaration unilatérale de volonté, la compensation ne peut être assimilée au paiement, opération qui requiert le consentement non seulement du débiteur, mais aussi du créancier24. En raison de ce caractère unilatéral, la compensation ne peut pas non plus être appréhendée comme l’agrégat de deux remises de dettes réciproques25. La remise de dette est en effet une convention, un accord de volontés d’un créancier et de son débiteur, ce qui explique sa double dénomination selon que l’on se place du point de vue du débiteur (remise de dette) ou du créancier (abandon de créance). Au surplus, l’objet de la déclaration de volonté de l’auteur d’une compensation n’est pas d’éteindre sa créance sans contrepartie, à la manière de l’auteur d’une remise de dette, mais au contraire de l’obtenir en contrepartie de la cessation de sa propre dette. La compensation ne saurait non plus figurer, comme le suggère une autre analyse remontant au XVIe siècle, le résultat de deux dations de créance réciproques suivies d’une confusion26, car celui qui la subit ne donne rien ; sans compter qu’une dation de créance, c’est-à-dire une cession de créance pour valoir paiement, s’envisage mal par un créancier à son débiteur.

12. L’unilatéralité du procédé requiert néanmoins, en creux, que celui-ci soit équitable pour celui qui le subit. Cet élément était souvent mis en relief par les jurisconsultes romains lorsqu’ils décrivaient le mécanisme compensatoire27. L’équilibre que doit rétablir une compensation rappelle d’ailleurs, dans le langage courant, cette justification antique28. Cette nécessaire équité pourrait justifier la condition de certitude, de liquidité et d’exigibilité de la compensation (C. civ., art. 1347-1). Lorsque les créances croisées remplissent ces conditions, la compensation s’impose parce qu’il serait injuste que l’une des parties puisse exiger de l’autre un payement effectif, alors qu’elle est elle-même débitrice en sens inverse et l’exposerait à souffrir son éventuelle insolvabilité. Sans ces attributs, le mécanisme léserait le débiteur de l’obligation dont le principe ou le montant n’est pas certain ou qui n’est pas exigible. Il est équitable, en revanche, que le créancier d’une obligation, dont le débiteur a obtenu en justice un délai de grâce, puisse unilatéralement lui opposer la compensation et lui imposer l’extinction de sa propre créance (C. civ., art. 1347-3), dès lors que ce débiteur n’a pas à souffrir un transfert de somme d’argent dont il manque par hypothèse.

II – Un mode d’extinction immatériel

13. La compensation se distingue par ailleurs par le caractère immatériel de son mode de fonctionnement. La doctrine qui perçoit dans cette opération un « double paiement fictif »29, un « mode de paiement simplifié »30 ou un « mode de paiement abrégé ou simplifié »31 exprime en filigrane cette idée négative que le mécanisme est dépourvu de matérialité. Aucun déplacement matériel de valeur – de monnaie fiduciaire ou scripturale, de chose de genre –, aucun flux réel ne s’y réalise pour dénouer les obligations mises en balance. L’exécution de l’obligation ainsi entreprise n’est pas conforme aux attentes premières des parties, celle de recevoir la prestation ou le versement pécuniaire promis. En cela, la compensation diverge très nettement du paiement, qui désigne l’exécution en nature d’une prestation promise ou le transfert de sommes d’argent32. Ainsi qu’un confrère l’a très justement mis en lumière, « la compensation intervient dans une situation où deux personnes sont d’ores et déjà obligées l’une envers l’autre de payer une somme d’argent pour deux causes distinctes. Dans un premier temps, de part et d’autre il y a en cause un flux réel de valeurs, dont la contrepartie immédiate et fictive consiste dans la relation d’obligation. Si le processus suivait son cours il y aurait normalement deux paiements indépendants, constitués de part et d’autre d’un flux réel et d’un reflux fictif. On s’attendrait normalement à ce que dans un second temps deux reflux réels aient donc lieu en sens contraire, de telle sorte que les reflux fictifs aient lieu aussi et que les obligations s’éteignent normalement. C’est ce second temps qui est évité dans la compensation. Ou plutôt, le premier temps de chaque opération trouve dans l’autre son second temps. La compensation va court-circuiter les deux processus et n’en faire plus qu’un en les terminant l’un par l’autre. Autrement dit, la compensation, en mettant deux obligations en correspondance, fait que le flux réel cause de l’obligation trouve sa contrepartie réelle dans le flux réel qui a eu lieu en sens inverse. Les deux flux fictifs opèrent l’un pour l’autre, de sorte qu’au final les deux flux réels contraires dont ils sont la contrepartie fictive soient la contrepartie l’un de l’autre. La compensation instaure donc un rapport de contrepartie réelle entre les deux flux initiaux qui ont été cause de l’obligation. »33 Ayant manifestement en vue ce trait de la compensation, la deuxième chambre civile a pu légitimement considérer, dans son arrêt précité du 30 juin 2022, que la compensation pouvait être invoquée par le débiteur en procédure de surendettement dans la mesure où elle « n’aggrave pas l’insolvabilité de ce débiteur » : elle n’opère en effet aucun transfert, aucun flux de valeurs réelles.

14. Positivement, la compensation se distingue par sa nature purement intellectuelle d’opération arithmétique : une « sorte de soustraction juridique abstraitement et mathématiquement satisfactoire pour les parties »34, une opération comptable35, mieux : une déduction, pour se référer à une opération (deductio) tout à fait semblable à la compensation que recensait le jurisconsulte romain Gaïus au IIIe siècle apr. J-C36. Ainsi que le souligne le confrère précité, « l’opération de compensation consiste, pour l’une des deux personnes, à imputer sa créance sur sa dette. Primus, par exemple, dispose d’une créance A, qui, pour sortir, nécessite que l’on en inscrive la valeur au passif, sur la même ligne de compte. Sur une autre ligne de compte il a inscrit sa dette B, et il attend d’en être libéré pour pouvoir en inscrire la valeur à l’actif. Le court-circuit a lieu au sein des comptes de Primus, lorsqu’il réunit et confond sur une ligne unique deux lignes de compte qui portent, l’une, une valeur à l’actif (la créance) mais rien au passif, et l’autre une valeur au passif (la dette) et rien à l’actif. La créance et la dette sont alors en interface. De la sorte la dette B est affectée à la créance A, et réciproquement. C’est ce qui les annule ipso iure à hauteur de la plus faible des deux. La créance A, qui n’est qu’une présence fictive à l’actif, vient dès lors combler le vide, à l’actif, introduit par la dette B, qui consiste à enregistrer une soustraction d’actif sans l’opérer. Au sens strict du terme, la compensation consiste à mettre en balance les articles actifs et passifs d’un compte ».

15. Ce trait d’opération purement intellectuelle et mathématique impose la fongibilité des créances compensées (C. civ., art. 1347-1), sans laquelle l’opération de déduction ne pourrait être appliquée, et leur objet particulier, celui d’être des obligations de donner37. Elle imposerait surtout la nécessaire réciprocité des créances compensées, caractère qui serait de l’essence de l’opération38 (C. civ., art. 1347-1). On pourrait certes dans l’absolu concevoir un système de soustraction entre plus de deux personnes ou patrimoines39. L’exemple suivant permet de s’en faire une idée intuitive. Supposons que A doit 150 000 € à B, lequel doit 100 000 € à C, qui doit lui-même 50 000 € à A. Les parties peuvent sans doute déclencher trois opérations successives de paiement par virement SEPA : A paie 150 000 € à B puis reçoit 50 000 € de C (reliquat 50 000 €) ; B reçoit 150 000 € de A mais verse 150 000 € à C (reliquat 50 000 €), et C reçoit 100 000 € de B mais règle 50 000 € à A (reliquat 50 000 €). Qui ne voit cependant que les parties peuvent se dispenser de ces opérations de règlement et autoriser plus simplement A à conserver 50 000 € et à régler par virement 50 000 € à chacun des deux autres protagonistes ? Puisque cette dispense d’exécution aboutirait à une extinction partielle des trois créances et à la naissance de plusieurs reliquats, elle répond à la définition d’une compensation (multilatérale) en tant que déduction. En droit positif cependant, la jurisprudence n’a admis la compensation, dans ces situations à trois personnes, que si l’une des parties est représentée par une autre, que ce soit sur le terrain contractuel (mandant, mandataire, cocontractant), quasi-contractuel (maître de l’affaire, gérant d’affaires, cocontractant) ou légale (tuteur, pupille, cocontractant), de sorte qu’en définitive les créances ne lient en sens inverse que deux patrimoines. C’est ce qui a conduit dès le XIXe siècle la Cour de cassation à insister sur le fait que la compensation oppose des débiteurs « personnels et principaux » de leur obligation40. Hors ces hypothèses de représentation, la jurisprudence est décrite par la doctrine comme excluant toute compensation entre plus de deux patrimoines41.

III – Un mode d’extinction satisfactoire et contributoire

16. Quant à ses effets, la compensation présente la particularité, commune à un paiement par le débiteur ou par un tiers et à la dation en paiement, d’apporter satisfaction au créancier, ce qui le range parmi les modes d’extinction satisfactoires pour le créancier42. Comme aimait à l’écrire le doyen Carbonnier, en mêlant sciemment langage juridique et langage commun, « chacun des deux intéressés se paie de sa créance en ne payant pas sa dette et à l’inverse il paie sa dette en ne se faisant pas payer de sa créance »43. Il ajoutait surtout qu’« elle tend à procurer au créancier, exactement la satisfaction à laquelle il avait droit ». En cela, la compensation diffère des modes d’extinction qui opèrent sans contrepartie pour le créancier, tels la remise de dette ou la condition résolutoire. Ce trait fournit une explication complémentaire à la condition de fongibilité, car un créancier de sommes d’argent ne serait pas pleinement satisfait si, au lieu de recevoir des deniers, il recevait un véhicule ou un bien immobilier. L’analyse de la satisfaction procurée par la compensation mérite toutefois d’être approfondie. Puisque l’opération est bilatérale, elle apporte satisfaction aux deux créanciers qu’elle confronte. Cette satisfaction est parfois présentée comme préférentielle44, en ce qu’elle fournit à chacun de ces protagonistes la certitude d’être réglée de sa créance sans souffrir l’insolvabilité de son débiteur. Si une partie de la doctrine estime que cette satisfaction est directe45, au motif que l’objet de la compensation est identique à celui de l’obligation éteinte (de l’argent, une chose fongible de même espèce), il nous semble que cette satisfaction est plutôt indirecte, parce que chacun des protagonistes ne reçoit pas ce qui lui était dû. Ce caractère indirect de la satisfaction procurée par la compensation motive la longue série des obstacles à la compensation, en matière de créances de pension alimentaire, de restitution de dépôt ou de chose prêté à usage (C. civ., art. 1347-2), de créance de salaire (C. trav., art. L. 3251-1 – C. trav., art. L. 3251-2), de créance fiscale ou de créance d’organismes sociaux. Dans toutes ces situations, le législateur ou les tribunaux ont estimé que le créancier ne serait pas pleinement satisfait si la compensation était admise, parce qu’alors il ne recevrait pas l’argent dont il a un besoin pour vivre ou pour fonctionner, ou la chose qu’il a déposée ou prêtée dont il a besoin.

17. Satisfactoire pour le créancier, la compensation présente une autre caractéristique majeure du point de vue du débiteur, celle de constituer un mode d’extinction en principe libératoire en ce qu’elle libère totalement l’un des débiteurs, celui dont la créance est la moins élevée46. Cet effet libératoire peut assurément être contrecarré si, pour valoir paiement par autrui, la compensation est invoquée auprès du créancier par un tiers qui ne supporte pas la charge définitive de la dette et qui se trouve créancier dudit créancier ; une subrogation, légale ou conventionnelle, pourrait ainsi intervenir au bénéfice de l’auteur de la compensation. Cette situation est toutefois rarissime, suffisamment pour que l’effet libératoire du mécanisme compensatoire soit rappelé avec constance. On oublie par ailleurs trop souvent que, du point de vue du débiteur, la compensation fait surtout figure de mode d’extinction contributoire47. Ce qualificatif concentre l’analyse sur la perte patrimoniale que subit le débiteur auquel la compensation est opposée. Pour savoir si la compensation peut être invoquée, il importe, nous semble-t-il, de vérifier si cette contribution patrimoniale, appréciée du point de vue des tiers, leur nuit ou leur est indifférent. La pertinence de cette partition s’éprouve à la lumière des solutions contradictoires qui opposent, en matière de compensation, les procédures collectives des professionnels aux procédures collectives des particuliers. S’agissant des premières, la compensation légale n’est pas admise, dès lors que l’un des débiteurs réciproques fait l’objet d’une procédure collective de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire (C. com., art. L. 622-7). Cette prohibition tient à notre avis au fait, d’une part, que les procédures collectives affectent historiquement et au premier chef les commerçants, artisans et les sociétés commerciales, bien qu’elles aient été étendues aux associations, aux professions libérales et agriculteurs ; et, d’autre part, au fait que sont caractéristiques du commerce l’inclusion dans une comptabilité en deux parties des créances comme actifs incorporels chiffrés et leur négociabilité dictée par un droit commercial dérogatoire au droit civil. Permettre au débiteur admis en procédure collective de déclencher une compensation serait l’autoriser à se priver – au profit d’un seul créancier – d’un actif liquide, sa créance, qui aurait pu être convertie en deniers au profit de tous les créanciers de la procédure si elle avait été cédée par bordereau Dailly.

18. Ces considérations sont moins pertinentes dans l’hypothèse d’une procédure de surendettement (C. consom., art. L. 722-5), forme de procédure collective des particuliers. Ici, la personne qu’elle affecte est un particulier, dont les créances n’intègrent aucune comptabilité et dont la cession est compliquée par les dispositions du droit civil, bien qu’elles se soient assouplies depuis l’ordonnance du 10 février 2016. En pratique, ces créances se révèlent incessibles. Il n’est que de se reporter aux faits ayant donné lieu à l’arrêt précité du 30 juin 2022. Le particulier admis en procédure collective de surendettement, condamné à verser à une banque une somme de 209 372 euros (au titre, semble-t-il, d’un crédit immobilier), était parvenu à faire juger que le cessionnaire de cette créance, une société financière allemande, ayant commis une faute en ne lui notifiant pas cette cession de créance, devait lui verser des dommages-intérêts à hauteur de 158 350 euros. On voit mal comment cette créance de dommages-intérêts pouvait être mobilisée auprès d’un établissement de crédit contre monnaie sonnante et trébuchante. Dans ces conditions, en admettre la compensation ne nuisait pas aux autres créanciers. C’est la raison, croyons-nous, pour laquelle la deuxième chambre de la Cour de cassation a décidé que la compensation légale pouvait être invoquée par le cessionnaire à l’encontre du débiteur en surendettement qui essayait vainement de recouvrer son indemnité. Ainsi que le déclare la Cour de cassation, la compensation invoquée par le créancier du débiteur surendetté « ne constitue pas un acte volontaire de disposition de son patrimoine », ce que l’on peut entendre au sens ordinaire – et romain – du terme d’amas de biens corporels mobiliers ou immobiliers48. Par quoi se signale la subtilité du caractère contributoire de la compensation dont, décidément, les attributs sont autrement plus complexes que le paiement auquel on l’assimile trop souvent.