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[Entretien] Colonel Babacar Diouf : « Le Sénégal a traversé une crise qui a créé des frictions dans les relations civilo-militaires »

Militaire, retraité de l’armée de l’air, le colonel Babacar Diouf est aujourd’hui un chercheur indépendant dans le domaine de la géopolitique et de la

[Entretien] Colonel Babacar Diouf : « Le Sénégal a traversé une crise qui a créé des frictions dans les relations civilo-militaires »

Jean Baptiste il y a 11 jours - @Actualité

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Militaire, retraité de l’armée de l’air, le colonel Babacar Diouf est aujourd’hui un chercheur indépendant dans le domaine de la géopolitique et de la géostratégie. Dans cet entretien accordé à Seneweb, il revient sur la crise traversée par le Sénégal et ses conséquences. Le colonel Babacar Diouf partage des réponses que le Sénégal doit apporter face aux différentes menaces sécuritaires dans la région, notamment le terrorisme.

Vous êtes un militaire à la retraite. Le Sénégal sort d’un moment de vives tensions. Comment analysez-vous le dénouement de cette situation ?

Il y a des aspects que je crois difficiles à expliquer. Quand on explique des événements sans certains faits, nos explications sont partielles. Et quelqu’un disait qu’une des premières erreurs de logique est de prendre la partie pour le tout. Donc puisque je n’ai qu’une partie,  je ne peux pas prétendre parler de tout. Mais je pense que quelque part, les gens ont trouvé un consensus. C’est un constat. Mais l’utilité et c’est cela qui est important pour moi, c’est de voir à quoi cette crise peut nous servir.

“Il ne faut pas faire chef de l’opposition celui qui est arrivé deuxième à l’élection présidentielle. Je pense que le chef de l’opposition, c’est celui qui a le plus grand nombre de députés après le parti au pouvoir”

Je rappelle lorsque les pays africains avaient de vrais problèmes de dictature, d’abord Senghor n’a jamais voulu que l’on parle de parti unique mais de parti unifié. Et techniquement, il avait raison. Il avait un ensemble de partis avec lui, ils avaient des quotas, participation responsable pour les syndicats avec feu Madia Diop et autres. Après on est arrivé à quatre parties. Le président Diouf, quand il est arrivé, son premier geste a été d’enlever les limites. C’était en début de 1981. Début 1991, 92, pendant que les gens parlaient de transition démocratique, nous étions déjà partis. Nos autorités, quel qu’en soit ce qu’on peut en dire, nous ont épargnés une épreuve qui aurait pu être plus dure. Aujourd’hui, les gens ont parlé de la justice, de la politisation de l’administration, des pouvoirs excessifs de l’exécutif, du rôle pas toujours glorieux de l’Assemblée nationale mais justement, on n’est pas mort de cette crise. On doit en sortir mieux outillés pour le futur et pour le futur de nos enfants. Surtout que les gens parlent souvent de la malédiction de nos ressources naturelles alors que nous avons des ressources. La malédiction des ressources, c’est quelque chose pour faire naître la peur chez-nous. Pourquoi est-ce qu’on ne parle pas de la malédiction des ressources pour les États Unis ? Parce que c’est un pays fort. Notre pays doit être fort et pour qu’il soit fort, il faut qu’il marche selon un consensus fort sur un certain nombre de questions majeures pour la sécurité de notre État, opposition comme pouvoir. Tout le monde doit être consulté. On doit discuter sur des choix à faire. Et moi mon option à ce propos, ce n’est pas de faire du chef de l’opposition celui qui est arrivé deuxième à l’élection présidentielle. Je pense que le chef de l’opposition, c’est celui qui a le plus grand nombre de députés après le parti au pouvoir. C’est lui qu’il faut consulter. Au moment de faire passer une loi à l’Assemblée nationale, il joue le jeu, il y contribue, il y participe. Donc, on a des réformes que la crise nous impose. Nous devons les faire dans le consensus si possible car gouverner, c’est aussi être responsable. Quand le parti au pouvoir insiste sur quelque chose, il a le droit d’agir et l’opposition pourra engager sa responsabilité ultérieurement au niveau politique. Dans tous les cas, les Sénégalais peuvent souffler car comme avec la devise de Paris, la pirogue a tangué mais n’a pas capoté et c’est tant mieux pour nous.

“Face aux menaces auxquelles nous devons faire face, quoi de mieux que d’avoir un général de l’armée pour les Forces armées et un général au ministère de l’Intérieur”

Après son élection, le président de la République a nommé Ousmane Sonko, premier Ministre. Ce dernier est aujourd’hui à la tête d’un gouvernement où on retrouve deux généraux. Comment appréciez-vous ces choix ?

Je vais vous rappeler quelque chose que j’ai vécu. En 88, j’étais en stage aux Etats-Unis et un des masters que je faisais était dénommé, « Sécurité internationale, relation civilo-militaire ». Je disais à mes professeurs qui m’interpellaient que l’armée sénégalaise que je connais, à laquelle j’adhère de tout mon cœur, est une armée républicaine. Cela veut dire que les généraux qui étaient à l’époque en place (Général Lamine Cissé et Général Niang) feront exactement le travail qui est attendu d’eux mais sans aucun esprit militant. La crise que nous avons traversée a pu amener quelques frictions dans les relations civilo-militaires d’une part. D’autre part, face aux menaces auxquelles nous devons faire face, quoi de mieux que d’avoir un général de l’armée pour les Forces armées et un général au ministère de l’Intérieur. A présent, il faut aussi avoir un bon chef de la police pour assurer la sécurité de notre pays face aux menaces qui peuvent nous venir de l’extérieur comme le Djihadisme mais aussi pour la protection de nos infrastructures critiquesJe pense que ces généraux comprennent la défense, ses enjeux et stratégies parce qu’ils sont formés pour ça. Un agrégé de n’importe quelle université n’a pas forcément cette expérience-là. Dans l’armée, on arrive certes avec un niveau mais on gravit les échelons et au fur et à mesure, on développe des choses qu’un jeune sorti d’une université quelque soit ses qualités, n’aura pas. C’est pourquoi je me méfie quelquefois du discours qui consiste à dire qu’il faut donner aux jeunes. Je me rappelle toujours cette expression : « Ah si jeunesse savait et si vieillesse pouvait ». En réalité, la jeunesse a certaines caractéristiques mais qui peuvent déborder par manque d’expérience ou juste l’énergie qu’ils ont en trop. En les encadrant avec des gens qui ont de l’expérience, le résultat peut être meilleur. C’est mon avis.

“J’espère que le Président de la République ira voir le chef catholique parce qu’on l’a entendu à un moment difficile, prendre la parole et dire des choses qui étaient très bonnes pour le Sénégal” 

Le Sénégal est donc resté debout et les Sénégalais ont élu de manière historique, Bassirou Diomaye Faye comme Président de la République. Ce dernier a décidé, pour ses premiers déplacements dans le pays, de rendre visite au Khalif de mourides, Serigne Mountakha Mbacké et à celui des Tidianes, Serigne Babacar Sy Mansour. Quel peut être l’impact de ces visites dans la gouvernance du Chef de l’Etat ?

Ces visites, je suis presque tenté de les appeler les visites de la réconciliation ou d’éclaircissements. Dans la crise, j’ai entendu des gens dire que les marabouts n’avaient pas parlé. Moi, je fais partie de ceux qui pensaient qu’en parlant, les marabouts pouvaient nous aider à dépasser cette crise. Mais quel que soit ce qui s’est passé, je ne vais pas revenir sur les cadavres. Mais je pense que c’est une manière de rappeler aux chefs religieux qu’ils sont des patriarches pour tous les Sénégalais. J’espère aussi que le Président de la République ira voir le chef catholique parce qu’on l’a entendu à un moment difficile, prendre la parole et dire des choses qui étaient très bonnes pour le Sénégal et ça c’est une tradition même si les catholiques sont une minorité. Ils ont répondu aux attentes. Peut-être même qu’ils inspireront des gens dans le futur. Rappeler aux chefs religieux qu’ils sont nos autorités morales impose aussi à ces chefs religieux de faire attention à leurs interventions sur le champ politique. Parce que parfois, on parle des marabouts intervenant pour protéger des gens. Mais en fait, cette protection se fait contre les autres citoyens puisque ce qu’on reproche à ces gens, ce sont des faits commis contre l’Etat du Sénégal donc contre les citoyens. Et je pense qu’en ayant un dialogue constructif, les chefs religieux pourront se rendre compte que si quelque chose ne va pas, ils sont habilités à parler discrètement au Chef de l’Etat et qu’eux aussi ils ont un rôle à jouer au niveau de la communauté par rapport à leurs interventions sur la fonction de notre pays.

Le Chef de l’Etat a réservé sa première visite officielle au président Mohammed Ould Ghazouani de la Mauritanie. Il s’est ensuite rendu en Gambie. Quel est l’enjeu de réserver les premières visites à l’international aux pays voisins ?

Il y a une très vieille tradition sénégalaise de cercle concentrique. Pour stabiliser un pays, il faut créer de bonnes relations avec les pays limitrophes pour une bonne coopération sécuritaire. Et après, les pays limitrophes, on peut aller maintenant vers les autres pays de la CEDEAO, en dehors de la CEDEAO, en Europe, en Amérique etc.

Donc c’est un choix pertinent…

Senghor parlait de cercle concentrique. On part du centre qui est le Sénégal, on prend les mesures. Mais tout de suite après le Sénégal, on a les pays limitrophes. Avec ces pays, nous devons entretenir de très bonnes relations. Quand ta maison brûle, le voisin proche est plus exposé. Et ce voisin peut être la cause du feu dans ta maison. Donc s’entendre avec eux, avoir des relations où on met derrière un nom, un visage, c’est très important. Le président aurait pu rester ici et passer des coups de fil à ses homologues mais, j’aime le citer,  quand Ulysse explique à Hector qu’il veut éviter la guerre de Troie, la raison qu’il a donnée doit nous faire réfléchir. Il a dit : « parce que Andromaque et Penelope ont le battement de cils. Quand je dis que nos épouses ont le même battement de cils c’est parce que je suis venu chez toi et en voyant cela, j’ai compris que contrairement aux apparences, nous avons aussi beaucoup de choses en partage qui font que nous devons pouvoir trouver des solutions consensuelles au lieu de nous affronter ». Donc je pense que c’est une très bonne chose que le président parte accompagné de ses ministres, de ses directeurs généraux qui vont rencontrer leurs homologues de sorte que demain quand des questions se traitent, l’humain reviendra dans tout ce que l’on fait.

Un point certainement soulevé durant ces visites, la question de la sécurité dans un contexte où le terrorisme est à nos portes. Au-delà du Sahel, on voit que des pays tels que le Togo, le Ghana ne sont pas épargnés. Où en est le Sénégal dans la lutte contre le terrorisme ?

Le Sénégal a beaucoup fait dans la lutte contre le terrorisme à travers le maillage de son territoire, de nouvelles brigades de gendarmerie, de nouveaux commissariats de police, de nouveaux camps militaires, la gendarmerie avec ses escadrons de surveillance et d’intervention, les gens des eaux et forêts. La combinaison de tout ça permet le maillage du territoireS’il y a en plus un appui sur la population et c’est là d’ailleurs où je trouve que l’Agence de Sécurité de Proximité (ASP) devrait avoir un recrutement paradoxalement plus local, c’est-à-dire des gens qui ont bien sur reçu une bonne formation précédée d’une enquête de moralité entre autres. Parce que celui qui connaît bien son terroir, qui connaît les gens du terroir est plus à même de relayer des messages de sécurité dans un sens et dans l’autre et cette maîtrise du territoire a des effets sécuritaires meilleurs. Mais la lutte n’est pas celle d’un pays. Les grands défis sécuritaires mondiaux ne doivent s’affronter que dans deux conditions. La première, c’est que ton pays est un bloc où l’Etat, par ses politiques, amène l’adhésion de la population qui se pose en rempart pour le président de la République, contre le chantage extérieur, pour le président de République. Quand vous avez ce bloc, le pays résiste mieux, son chef résiste mieux. Donc vous avez un pays qui forme un bloc sécuritaire plus homogène mais ça ne s’arrête pas là. Après il faut aller vers les cercles concentriques, les pays limitrophes. Et nous on ajoute toujours dans les pays limitrophes, la CEDEAO. Je suis sûr, d’une manière ou d’une autre, que le président rencontrera le patron de la CEDEAO. Parce que la CEDEAO, c’est notre espace de solidarité. Les communautés nous permettent d’être plus fortes à condition par contre que chaque pays fasse de telle sorte qu’il y existe un bloc à travers une réconciliation, une suppression des lignes de clivage, les réformes au sein des services de sécurité pour en faire des institutions qui respectent les droits de l’homme et tout le reste. Sinon, ils deviennent dysfonctionnels et créent des problèmes sécuritaires qui ont un impact négatif sur le pays.

C’est à partir de là que la CEDEAO prendra plus de sens parce que ce sera la somme des capacités d’Etats qui sont plus forts. Mais si vous additionnez des Etats faibles, même s’ils sont mille, vous n’aurez que la faiblesse.

“Je crois à la diplomatie religieuse”

On reparlera de la CEDEAO. Mais revenons à la lutte contre le terrorisme. On parle d’extrémisme ou d’intégrisme religieux. Quel rôle doivent jouer les communautés religieuses du Sénégal face au discours radical ?

J’ai noté un exemple qui nous est venu de la Mauritanie. En Mauritanie, il y a de grands dignitaires religieux qui se sont assis avec des gens qui étaient sur le point de tomber dans l’extrémisme religieux et qui leur ont démontré que la version de l’Islam qu’on est en train de vous donner de l’Islam pour justifier votre comportement n’est pas la bonne et ils les ont convaincus. Je trouve que les chefs religieux peuvent jouer ce rôle en rappelant les préceptes de l’Islam. Mais mieux que cela, moi je crois à une diplomatie religieuse. Je me souviens, en ayant fait mes études à Kaolack, à Médina Baye Niass, il y avait beaucoup de Haoussa qui sont du Nigeria. Je me rappelle même qu’un jour le président Yakubu Gowon (chef d’État du Nigeria entre 1966 et 1975), en visite officielle au Sénégal, était parti à Kaolack. Imaginez les différentes correspondances qui peuvent partir du Khalife des mourides, des Tidianes, de la Khadriya vers la Mauritanie, le Mali, le Nigeria et tous les pays autour. Mais cette diplomatie serait un peu comme la diplomatie du Vatican. Dans tous les conflits entre différents systèmes, il y a un conflit des interprétations, un conflit entre des mythes. La bataille des cœurs et des esprits se livrent à ce niveau-là. Et donc, les marabouts ont un grand rôle à jouer dans les perceptions, les contre-discours. Leur association, leur organisation contribuent fortement aux sécurités de nos Etats.  

“Les Jihadistes sont actifs dans le trafic de l’or”

L’Est du pays notamment la zone de Kédougou est présentée comme la zone la plus à risques. Une zone pauvre marquée par la présence de ressortissants de pays de la sous-région dans les industries minières. Et de plus en plus, on remarque que certains trafics y prennent de l’ampleur. Y a-t-il nécessité de resserrer les contrôles frontaliers ?

On peut resserrer le contrôle des frontières. Mais il y a autre chose. Il y a une liberté de circulation dans la CEDEAO. En réalité, dans les régions ou il y a une exploitation artisanale de l’or, il y a le besoin de certaines compétences et on vous dira que le chimiste, c’est un Burkinabé, l’autre est un Malien etc. Ces nationalités apportent donc un savoir-faire. Mais les Jihadistes sont effectivement dans le trafic de l’or. L’or a de la valeur et rien qu’en arrivant à avoir le monopole sur l’achat et en le revendant dans certains endroits, ils se donnent des ressources supplémentaires pour leur combat. Les pays ont intérêt à s’assurer que ce ne sont pas des Djihadistes qui contrôlent ce commerce ou que la plus-value ne retombe pas entre leurs mains. Par ailleurs, la sécurité doit aussi aller en tenant compte du fait que les produits chimiques utilisés ont aussi des effets sur l’environnement et l’environnement fait partie des domaines de la sécurité.

La santé aussi peut-être menacée en plus de la sécurité alimentaire parce que les sols pollués peuvent constituer un danger pour l’agriculture. C’est donc une chaîne et vous voyez vite qu’on en arrive à la sécurité humaine tout simplement. En plus, comme c’est isolé, les gens pensent qu’il est plus facile d’y faire des choses, donc il faut effectivement renforcer les mesures.

 “Il vaut mieux renforcer l’institutionnalisation de la CEDEAO et la solidarité de toute la CEDEAO face aux différents problèmes plutôt que de laisser certains s’en occuper. La CEDEAO est une enveloppe”

Dans la lutte contre le terrorisme, des pays comme le Mali, le Burkina ou le Niger ont mis fin à leurs alliances traditionnelles pour notamment nouer des partenariats avec la Russie. Que pensez-vous de ces options ?

Normalement, la sécurité de ces pays devait venir de l’action solidaire de la CEDEAO. Il m’arrive souvent de rappeler aux gens que la frontière du Sénégal, membre de la CEDEAO, n’est pas le long du fleuve Sénégal pour l’Est. Notre frontière, c’est au Nord du Mali, c’est au Nord du Niger, c’est l’Ouest du Tchad, c’est après toute la bande côtière qui remonte jusqu’au nord de Saint-Louis. Cette défense-là donc, nous devrions tous y contribuer mais vraiment avec énergie. Et ce serait profitable à tout le monde. Il a un aspect dissuasif, il y a un aspect opérationnel fort parce qu’on est plus nombreux. Mais c’est le contraire qui se passe. Prenons un exemple, un trafiquant de drogue qui arrive, qui s’infiltre au Sénégal qui passe ou qui entre par la Guinée Bissau, à un moment ou un autre, il va traverser le désert, s’il rencontre des islamistes, il va leur verser une partie pour avoir leur protection et traverser. Donc le trafic pour les djihadistes, c’est un bénéfice, c’est un apport de ressources. Maintenant prenons l’inverse. Pour l’Etat qui en est victime, c’est déjà une partie de ses forces qui, au lieu de se battre contre le terrorisme, sera obligé de s’occuper de ces trafiquants. Et ce n’est pas tout. Vous avez des pirates qui font pareil dans la mer. Là-bas, aussi, les Etats sont obligés de mettre des ressources. Mais quand vous avez des ressources qui sont limites, chaque fois que vous en sortez pour mettre dans quelque chose, vous êtes en train d’en priver à la priorité principale qui est le terrorisme. Donc nous, pendant qu’on est écartelé, que nos forces sont là-bas pour s’occuper par exemple du terrorisme dans le lac Tchad par exemple, des pirates, des trafiquants de drogue, eux capitalisent sur ces problèmes pour trouver des ressources et nous on s’affaiblit. C’est un jeu à somme nulle. Ce que l’un gagne, l’autre le perd. Il faut donc avoir une solidarité. On a préféré jouer le G5 Sahel, moi j’étais contre. Il vaut mieux renforcer l’institutionnalisation de la CEDEAO et la solidarité de toute la CEDEAO face aux différents problèmes plutôt que de laisser certains s’en occuper. La CEDEAO est une enveloppe. C’est comme une auberge espagnole. On y trouve ce qu’on y apporte. Si nous ne faisons rien pour la renforcer, elle ne sera pas forte. Maintenant, la CEDEAO a un problème que je peux résumer dans une citation de Rousseau. Il disait ceci : « Pourquoi l’union protègerait-elle le souverain contre la rébellion s’il n’a pas le même égard pour la société civile face au dictateur ». C’est ça le dilemme dont la CEDEAO peine à sortir. Parce que les Chefs d’Etat ont un tel poids là-bas que le parlement de la CEDEAO, la Cour de Justice de la CEDEAO n’ont pas la force qu’ils devaient avoir pour être des contre-pouvoirs et pour nous amener plus sûrement vers la CEDEAO des peuples. On a plutôt la CEDEAO des Etats pour ne pas dire des Chefs d’Etat et c’est ça le problème.

“Depuis 24 ans, nous avons un régime libéral qui a peut-être apporté un plus économique mais je pense que ça aurait été meilleur si on avait pu maintenir cet héritage des présidents Senghor et Diouf”

 Vous avez relevé le manque de solidarité dans la lutte contre le terrorisme dans la région. Et c’est certainement pour cela que des pays comme le Niger, le Mali ont préféré l’alliance avec la Russie…

C’est un choix d’Etat. Chaque État a la liberté de s’assurer de sa survie et des moyens employés pour cette survie en respectant un certain nombre de règles. 

Quelle devrait donc être la posture du Sénégal face à l’Alliance des États du Sahel (AES) ?

Un vieux sage disait : « entre deux solutions, je choisis toujours la troisième ». Les solutions les plus faciles, c’est de dire moi, je vais avec ces Etats et je sors de la CEDEAO ou non moi je vais avec la CEDEAO, ces trois-là je n’en veux pas. Mais peut-être qu’il y a une solution intermédiaire.

Laquelle ?

La diplomatie. La diplomatie religieuse, la diplomatie étatique. Un diplomate ce n’est pas fait pour discuter juste avec des amis. Les diplomates, leur défi c’est quand devant un adversaire, ils arrivent à arrondir les angles, trouver une solution qui répond aux besoins. Il faut faire la diplomatie des besoins. C’est important. Ils ont besoin de quelque chose qu’ils ont trouvé ailleurs. Mais tu apportes une meilleure réponse, ils la prendront.

Donc il faut les écouter…

Il faut les écouter parce qu’ils portent quelque chose. Une chose qui me parle personnellement. Il y a une idée de l’Afrique qui lève la tête, de l’Afrique qui traite d’égal à égal, de l’Afrique qui respecte les autres mais qui refuse de se faire marcher sur les pieds.  Beaucoup de peuples africains ressentent pour eux, cette sympathie pour un Nelson Mandela, pour un Thomas Sankara parce que quelque part, il y a cet idéal africain qui existe depuis si longtemps et derrière lequel nous courons.

Dans ces pays, il y a eu une volonté de changement, c’est peut-être ce qui a justifié l’adhésion des populations aux coups d’Etat. Au Sénégal aussi on a voulu un changement mais contrairement aux autres pays, le peuple sénégalais a, de manière démocratique, opéré ce changement…

 Nous avons certaines particularités. Le Sénégal n’est pas né hier. Senghor nous a construit une nation quelle que soit l’appréciation qu’on a de sa personne. Le président Diouf nous a donné aussi quelque chose, une administration solide et un pays ne vit pas sans ça. On avait des experts. Nos administrateurs étaient admirés dans beaucoup d’endroits. Depuis 24 ans, nous avons un régime libéral qui a peut-être apporté un plus économique mais je pense que ça aurait été meilleur si on avait pu maintenir cet héritage des présidents Senghor et Diouf.

“Le monde est dans un processus de passage d’un système stable unipolaire à un autre système qu’on n’a pas encore déterminé parce qu’on n’en connaît ni les pôles, ni le consensus qui va permettre de le stabiliser”

Le monde est marqué par plusieurs tensions qui font craindre le pire aux observateurs. Palestine, Ukraine-Russie, Corée, tensions en mer de Chine…Certains parlent d’une éventuelle troisième guerre mondiale. Partagez-vous ces craintes ?

Il faut reprendre l’expression. Troisième guerre mondiale veut dire qu’il y a au moins deux grandes puissances qui s’affrontent dans un conflit armé. Si elles le font, quel est le risque ? C’est le risque nucléaire. Cela veut dire que chacun d’entre elles sait que c’est une décision de suicide collectif. Donc la ligne rouge n’est pas franchie facilement et c’est d’ailleurs pour cela que qu’on a des conflits comme en Ukraine où derrière un État normal, se cache une grande puissance contre une autre grande puissance. Donc puisqu’on ne peut pas s’affronter directement, on va s’affronter indirectement par différentes choses. Et on va s’assurer, par des stratégies hybrides, de ne pas franchir la ligne rouge tout en cherchant à prendre l’adversaire par la gorge. Imaginez par exemple que l’on bloque le détroit de Malacca. 85% du commerce vers l’Asie passent par là. La Chine sait, qu’en cas de blocage du détroit de Malacca, on va l’étrangler économiquement. Pour y parvenir, elle cherche une base à Djibouti, elle cherche un port au Pakistan et en Iran. Mais elle a fait mieux. Avec les routes de la soie, elle a des routes qui connectent avec la Russie qui lui sert de profondeur stratégique au même titre qu’elle même bénéficie de la Russie comme profondeur stratégique. Et donc, il n’y a plus de soucis, elle pourra survivre. Le problème est que l’Ukraine est une guerre voulue à mon avis par l’occident pour imploser la Russie et peut-être la fédération de Russie et se retrouver face à la Chine et lui faire son affaire. Taïwan peut aussi être le même schéma. L’ennui, c’est qu’il y a un précédent, le cas cubain qui a failli nous mener à une troisième guerre mondiale alors que les Américains disaient qu’il n’était pas question d’avoir une installation nucléaire à leur frontière. Tout le monde l’avait accepté. Pensez-vous maintenant que la Russie va accepter la même chose avec l’Ukraine ou que la Chine accepte la même chose avec Taïwan. Je ne le pense pas.

Maintenant au Moyen-Orient, il s’agit d’une chaîne très complexe. Il y a une superposition de problèmes. Israël fait face à la Palestine, au Hezbollah, à l’Iran. Mais il y a aussi la polarisation du monde qui apparaît avec les parties qui sont soutenues. Cette polarisation s’exprime par la transition du système dont je vous parlais. Le monde est dans un processus de passage d’un système stable unipolaire à un autre système qu’on n’a pas encore déterminé parce qu’on n’en connaît ni les pôles, ni le consensus qui va permettre de le stabiliser. Comme le disait Gramsci, on fait face à un monde qui meurt et un autre qui tarde à apparaître et entre les deux surgissent les monstres. Espérons que ces monstres ne vont pas tous nous tuer

Entretien réalisé par Absa HANE